Richard Freeth, Créateur.

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Les Petits Mondes.



Pierre et Peter


→ Suis-je le seul à ressentir ça ? se demandait Pierre, au bord du chemin de halage, alors que cette impression familière de chaleur sous ses doigts de pied revenait, comme souvent quand il était sur le point de pisser. C'était à se demander s'il n'y avait pas un méridien d'acuponcture ou un chemin nerveux entre les pieds et la vessie.

→ Qu'est ce que tu fous ? La voix abrupte de Peter lui fit un sursaut au ventre, une honte indéfinie et la chaleur migrait des pieds aux joues. Il se reboutonne trop vite, quelques gouttes sur les doigts, un dernier regard sur la plate-forme qu'il venait de construire et il s'en va rejoindre son collègue avec la brouette à deux roues du village. Peter avait entamé un long travail de restauration du mur en pierres sèches côté amont du chemin. Pierre avait fini de déboucher les conduites qui canalisaient le torrent et, à partir d'aujourd'hui, rejoignait son compagnon pour le seconder. Les deux hommes travaillaient sans parler dans l'odeur des lichens, des mousses et des feuilles compostées, dans le bruit des cailloux posés, tournés, ajustés qui ponctuait le chuintement de l'eau rapide derrière eux, les rires moqueurs des corbeaux au loin et les bruissements des petits animaux de ces contreforts, lézards, insectes et autres mulots.


Peter avait posé sa veste plus bas sur le mur, à un endroit précis qu'il surveillait jalousement et à l'insu de Pierre, du moins le croyait-il. Ils avaient une vraie complicité, au point de connaître les mains l'un de l'autre et leur adresse particulière, les blessures refermées, les proportions uniques qui font d'elles des pièces d'identité exceptionnelles que le peintre Renoir regardait, même avant les yeux, pour cerner une personne. Ils ne se rendaient pas compte combien cette complicité était précieuse, rare, bénéfique. Ils travaillaient juste bien ensemble, se complémentant, en rythme, attentifs et ça se voyait dans les murs qu'ils érigeaient, dans les pentes qu'ils réglaient, dans les barrières en bois qu'ils posaient.

La fraîche journée de mi-saison s'étirait un faible soleil vers son étouffement derrière les sommets dans cet avant-crépuscule qui force les yeux à travailler plus. Il faut regarder au lieu de juste voir. Les couleurs deviennent plus riches avec cet effort. Pierre et Peter rangent les outils sur place dans la cabane et s'en vont avec le fourgon à l'atelier municipal se changer. Le frigo déborde de boissons achetées avec la "caisse noire", une caisse alimentée avec la vente de métaux au récupérateur local. Ils se boivent une cannette ensemble puis, sans un regard pour Paola, la fille-à-poil-du-mois sur le calendrier d'outillage, qui à la chair de poule dans un paysage de neige, ils sortent, ferment et rentrent chacun chez soi.


Vanille


Vanille est dans le casse-tête d'un signalement : le père, très sympathique à première vue, est soupçonné d'attouchements sur sa fille alors qu'il avait déjà frôlé un emprisonnement après soupçon d'avoir levé la main sur sa femme l'année d'avant. Elle le reçoit seule dans son bureau, lui est seul aussi. Les silences sont longs, les réponses souvent monosyllabiques.

→ Monsieur Biiip, ce n'est pas la première fois que Mademoiselle Tüüp nous appèle au secours…que faut-il en penser ?

→ Rien fait

→ Comment ?

→ Rien fait, je dis.

→ Alors pourquoi….

→ Parce que.

→ ………………..

→ ………………..

→ Parce que ?

→ Elle est triste, elle me pousse et je me tais.

→ Et ça suffit pour…

→ Créer toute cette histoire, oui…vous savez, les mecs ils savent pas parler, ils laissent pisser, ils attendent que ça se passe, le temps ça guérit des fois, moi c'est pareil, je veux pas blesser alors je me tais.

→ Mais M. Biiip, qu'est ce qu'elle va dire votre fille, Diane, quand elle viendra me voir ?

→ Rien…

→ qu'elle aime son père,

→ ………………..

→ qu'on fait des câlins comme un père et sa fille,

→ ………………..

→ Rien de plus…qu'est ce que vous voulez que je vous dise ?

Vanille voit la salle d'attente remplie à craquer et abrège son entretien pour enfiler un chapelet d'autres misères humaines aussi long qu'une journée exténuante. Elle a mal au dos dans sa caisse pourrie en rentrant chez elle.


Fraise


L'image voulue par sa cliente, une chorégraphe, pour l'affiche du spectacle n'est pas évidente à obtenir : le détail d'une femme vue de profil à califourchon sur les épaules d'un homme – la mise en page demandée figure, en bas, le visage de profil de l'homme, les fesses et les cuisses de la femme puis la trace de son corps nu et son visage à elle tout en haut. Ce n'est pas tant la prise de vue qui est difficile mais la persuasion nécessaire auprès de la mannequine pour qu'elle se désape, grimpe s'asseoir sur les épaules nues de l'homme et pose sa chatte contre sa nuque. Ils sont pourtant danseurs contemporains tous les deux et n'ont pas froid aux yeux. C'est peut-être la présence de la journaliste qui gène. Faut dire qu'elle est chiante. Fraise le pense aussi alors qu'elle replie son grand carnet sketchbook que le photographe a fini de regarder. Ce n'était pas son boulot, mais elle a tout fait pour que ça se passe bien dans le studio photo, chauffage, dressing-rooms bien achalandés, cafés, biscuits, lignes de coke, sophrologiste et cetera…mais l'arrivée de la journaliste, qui n'avait pas à être là - l'affiche et les articles de presse, ça en faisait deux - avait momentanément cassé l'inspiration de tout le monde.

Les deux modèles au repos boivent du café, Fraise, qui est graphiste, et le photographe discutent lumière, l'assistant ajuste les pieds des éclairages, la maquilleuse poudre discrètement les épaules de la mannequine et tous font semblant que la journaliste n'existe pas. Elle finit par s'en aller avec fracas.

À partir de là, ça se passe mieux ; l'homme, au beau crâne, rasé comme un miroir, frissonne au contact des poils pubiens de la danseuse sur sa nuque, crispe ses épaules et plisse les yeux. La fille est déstabilisée et agite bras et jambes pour retrouver l'équilibre sur sa monture. Elle a un corps en mouvement et le regard surpris. Lui est intrigué et essaie de tourner la tête pour regarder sa cavalière tout en rétablissant son propre équilibre en se cramponnant aux cuisses féminines qui lui enserrent les joues. C'est dans la boîte, le photographe a eu l'instinct de shooter le bon moment. Fraise allait pouvoir travailler la composition de l'image dés le lendemain. Ils décident tous de dîner ensemble dans une brasserie pour fêter ça…


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