Richard Freeth, Créateur.

Une sélection de Projets - Contact - C.V. - Liens

L'Œil jaune.


L'œil jaune me contemplait, sans ciller, de son regard de marée haute sur le point de tourner au jusant. Son propriétaire était un surprenant supposé banquier à qui l'on n'attribuerait pas habituellement ce genre de comportement. Sa situation incontrôlée à la lisière d'une surface liquide, tout ce qu'il y a de plus européen à cette heure de la journée, donnait à l'œil une incongruité par rapport à l'origine de cet homme. Qu'il parlât notre langue sans savoir conjuguer les temps des verbes, qu'il ait un métabolisme qui lui permit de beaucoup manger, finir tous les plats même, sans aucun souci pour sa ligne, qu'il maîtrisât parfaitement les chiffres et les taux du marché international, qu'il aimât les voitures très puissantes alors que son pays d'origine est si petit qu'il ne pourrait jamais passer toutes les vitesses ni éprouver vraiment leurs qualités… passe encore, mais cet œil jaune était véritablement inattendu.


Terrasse de café parisien, automne ensoleillé, neuf heures du matin, bus et voitures bondées, la population active en lutte pour commencer sa journée, les étudiants et professions libérales moins pressés, s'attardant sur leur petit déjeuner, un début de journée mi-été-indien, mi-industrieux…

Et, parmi mes collègues de terrasse attablés, cet homme atypique probablement chinois de Hong Kong, l'air d'un banquier ou d'un homme d'affaires, en train de s'exercer à des rituels qui ne viennent pas du tout de son pays mais bel et bien de la France…

L'œil jaune n'était pas le sien, mais constitué de beurre fondu, flottant bien rond à la surface de son café-au-lait dans lequel, comme beaucoup de français, il venait de tremper sa demi-ficelle pour en sortir une chose infâme, je n'ai jamais pu m'y faire, molle, marron-claire striée de jaune et qui tenait à peine à la partie intacte du pain pendant le périlleux voyage, comme dirait Shakespeare, entre la coupe et les lèvres. Elle a été engloutie bruyamment, laissant cet œil solitaire errer comme une âme en peine à la surface du café pollué de miettes et de bulles, pendant que Monsieur de Hong Kong consultait avidement les pages roses de son Financial Times.


J'eus un haut-le-cœur et m'enfuis dans la rue ruisselante d'humanité, l'œil jaune en surimpression devant mes yeux, et choisis comme destination l'ambiance rassurante de mon marchand de couleurs.

La vie ne tient qu'au fil du récit que l'on en fait soi-même.


Il est certain que chacun accumule, quotidiennement et petit à petit, sa série de minuscules obsessions très personnelles et dérisoires – des choses insignifiantes qui intriguent, qui dégoûtent ou qui agacent : l'œil jaune, l'orientation d'un rouleau de papier hygiénique dans son distributeur (la feuille suivante te tend les bras ou alors elle est sournoisement cachée contre le mur..il y a même des endroits ou il faudrait un casque avec rétroviseur pour situer le rouleau), le bruit du volet roulant du garage du voisin, le fond de teint qui masque la beauté naturelle de la peau, les cuisines où il n'y a aucun couteau qui coupe, les pavés autobloquants dans les centre-villes, la vente par téléphone, les cheveux sur le savon, les bises sans conviction, les hommes qui, en public, redistribuent leurs bijoux de famille dans leur étui, une haleine d'ail quand on n'en a pas mangé soi-même, le plastic orange, les bruits de bouche, le verre cathédrale, la voiture en face, la nuit, qui ne baisse pas ses phares, les pigeons parasités qui chient sur nos villages et paradent en roucoulant ridiculement sur nos toits devant les pigeonnes, la déception dans la chute de deux seins, apparemment pigeonnants justement, qui, une fois libérés de leur carcan, perdent leur superbe, le rideau de douche, froid et mouillé, qui, incompréhensiblement attiré, te colle dans le dos dans une frissonnante étreinte, le chewing-gum qui a perdu son goût, l'envie de pisser qui t'arrache de tes rêves au petit matin, les choses qu'on a oubliées et qui obligent à faire demi-tour, les camping-cars et les voiturettes, les gens qui ne parlent que d'eux-mêmes, la crainte, quand quelqu'un passe derrière soi avec un plat d'huîtres, de prendre une giclée d'eau de mollusque dans la nuque, la personne derrière un comptoir, privé ou public, qui te laisse en rade au profit du téléphone qui sonne, les œufs d'autrui…comment ça, les œufs d'autrui ? Je n'ai rien contre les œufs d'autrui…ahhh! les œufs d'autruche, mais pourquoi ? C'est beau les œufs d'autruche, ça mérite même une minute de silence. L'autre jour ni le concombre ni la nostalgie n'ont convaincu l'assistance…enfin la nostalgie les avait scotchés dix secondes jusqu'à ce que quelqu'un tousse d'hébétude. Voilà enfin un beau sujet pour une minute de silence – un œuf d'autruche, s'il vous plaît mesdames et messieurs……………………. Voilà, je n'y arrive pas, je ne sais pas comment ils font les grands de ce monde pour l'obtenir cette minute, sûrement faut-il que la cause soit plus noble que les miens (autruche, concombre ou nostalgie) du style la-mort-de-Dalida…ah ! Bon c'est déjà fait ? Alors l'annulation de la dette du tiers-monde…là, ça vous bouche un coin hein ? Quoi ? Ça ne se fera jamais ? Bon, alors la victoire de l'équipe de France de foot contre les Iles Féroé…………………………Rien ne marche !


J'aurais mieux fait de rester avec mon œil jaune qui lui, si vous voulez vraiment le savoir, est resté échoué sur la grande tasse-à-café du Chinois alors que celui-ci était déjà dans l'avion pour Phnom-Penh où il avait rendez-vous avec un marchand d'âmes au bord du Mekong;


Après tous les déplacements du Chinois on se demande comment l'œil jaune était toujours là, collé à sa tasse, sur la table en terrasse du café parisien, cette goutte de beurre normand fondu qui accrochait la lumière de fin de matinée comme une minuscule loupe et à travers laquelle on pouvait lire les quatre premières lettres des mots porcelaine de limoges. "P.O.R.C." ! Qu'avait-il à nous traiter de porc, l'absenté Chinois dans son aéroplane sacerdotal et puis pourquoi personne n'avait débarrassé cette table de toute la matinée ? Pourquoi le garçon de terrasse a subitement enlevé son tablier à dix heures moins dix-sept et couru dans la rue, comme un dératé, laissant son patron débordé derrière le zinc ? Pourquoi la goutte de beurre normand, à nouveau chauffée par le soleil qui avait tourné, le soleil pas le beurre, se décide à lâcher la paroi pour glisser, faisant loupe au passage sur le mot "…aine", jusqu'au fond de la tasse et disparaître sous l'infâme écume figée du fond de café-au-lait froid ? Pourquoi la fille du boucher voisin s'était habillée de pied en cap de fourrure, digne de la Sibérie, par une si belle matinée ?


Eh ! Bien, parce que je le vaux bien ! Parce que vous étiez venus avec moi dans cette rue ensoleillée…à défaut d'obtenir une minute de silence (j'y arriverai un jour !), je vous ai quand même plongé dans un petit tableau, un début d'histoire pointillée d'agaceries, une série d'images qui chauffent le cœur ou qui font froid dans le dos.


Á vous maintenant de faire votre liste de gênes et de contrariétés, de suivre les agissements du Chinois au bord du fleuve cambodgien, du serveur en sueur, haletant quelque part dans la ville, de son patron ahuri qui regarde la fille emmitouflée du boucher prendre un taxi, de la gouttelette de beurre normand qui commence son voyage dans les égouts de Paris et surtout, peut-être, le devenir des deux seins qui, divine surprise, au bout de leur chute rebondissent, rajeunis par le rire de leur très féminin propriétaire qui entend à nouveau Shakespeare disant, cette fois, que "la beauté est dans l'œil de celui qui regarde".